Dans les « quartiers chauds » des grandes villes européennes où se pratique la prostitution, on rencontre des jeunes femmes nigérianes très jeunes, dont le nombre augmente constamment. La plupart viennent de l’état d’Edo au sud du Nigéria. Trois éléments contribuent à faire rentrer ces jeunes femmes dans les réseaux de la traite humaine : leur désir d’aller en Europe pour travailler et aider leur famille, le manque de moyens économiques pour entreprendre ce voyage et les difficultés pour rentrer dans la forteresse qu’est devenue l’Europe.
Sans toujours le vouloir, deux ou trois jours après leur arrivée on les rencontre dans les lieux de prostitution les plus défavorisés : les bois, les parcs, le long des routes ou dans certaines rues de mauvaise renommée…
Par les rencontres avec ces jeunes femmes et les personnes qui les accompagnent, j’ai appris leur route d’exil et ce qui rend si difficile pour elles de sortir de cet esclavage moderne dont elles sont les victimes. Elles se sacrifient pour le bien-être de leur famille et ne se rendent pas compte que la personne envers qui elles ont la dette est leur proxénète, celle qui les détient en esclavage.
Comme aînées de leur famille elles se sentent responsables du bien-être de leurs parents, frères et sœurs.
Elles rêvent de partir en Europe et une femme, la « madame » qui entend cela, par les voisins ou de la famille, s’offre à les aider à réaliser ce rêve. Une fois que la jeune femme se dit prête à partir, la « madame » rencontre la famille et lui propose de faire un contrat dans un temple vaudou. Alors la jeune femme, sa famille, avec un animal pour le sacrifice, la « madame » et le sorcier se réunissent dans le temple en présence des ancêtres pour la cérémonie vaudou qui scellera le contrat. La « madame » s’engage à amener la jeune femme en Europe, à lui procurer un permis de séjour et à lui fournir un travail qui lui permettra de payer la dette du voyage dont le montant n’est pas mentionné. Une fois la dette payée, la jeune femme sera libre de se marier et d’avoir des enfants.
La jeune femme s’engage devant sa famille, les ancêtres et le prêtre-sorcier à garder le secret du contrat et à travailler pour payer la dette du voyage en Europe. Le prêtre-sorcier en costume traditionnel offre le sacrifice aux ancêtres, mélange la terre où le sang du sacrifice est tombé, avec des ongles et des cheveux de la fille et de la « madame », en invoquant les ancêtres, comme témoins et garants du pacte. Avec cela il fait un ‘djoujou’ pour la fille qui le portera sur elle comme protection et rappel de sa promesse et il garde le reste du ‘djoudjou’ dans le temple. Quand la dette sera payée le ‘djoudjou’ retournera à la fille. Si elle obéit à la madame et paie régulièrement sa dette, les ancêtres la protégeront, mais si elle ose rompre le contrat, alors leur colère tombera sur elle et les siens, et maladie, mort ou malheur s’en suivra. La famille se porte garant du contrat.
Quelques jours après, la fille part à Lagos où la madame ou un proche lui procure les documents du voyage, vrais ou faux…
Si la madame est riche et influente, elle aura un visa et le voyage se fera en avion avec la madame et d’autres filles qui voyagent ensemble, mais séparées. On leur apprend la fausse histoire qu’elles doivent raconter à la police française pour prétendre qu’elles sont des réfugiées. Celles qui ont moins de chance traversent le désert accompagnées d’un garçon de la famille de la madame, pour finir en Algérie, Tunisie ou Lybie avant de traverser la Méditerranée. Pendant ce voyage, aux difficultés communes à tous les migrants du continent s’ajoutent celles d’être des femmes. Arrivées en France, on leur dévoile le montant de la dette : de 50.000€ à 80.000€ ! On leur procure une petite chambre partagée entre 4 ou 6 filles à 300€ ou 400€ par mois et par fille !
Quelques filles savent qu’elles viennent pour faire la prostitution, mais d’autres l’apprennent juste à leur arrivée.
La plupart viennent pour travailler légalement comme domestiques, coiffeuses ou serveuses, et croient pouvoir disposer de leur argent. La réalité qu’elles trouvent est un choc ! Sous les diktats de la « madame », elles doivent s’exhiber en plein air plutôt ‘déshabillées’, pour attirer les clients qui passent en voiture ou à pied. Elles sont obligées à avoir des relations sexuelles avec des hommes derrière des buissons, sous des tentes de fortune, ou dans la rue, hiver comme été. Parfois elles sont attaquées et blessées par des clients ou par des bandes qui leur enlèvent l’argent du jour… La plupart de l’argent ainsi obtenu va pour payer la dette, mais la madame leur permet d’envoyer un peu d’argent à la famille, pour mieux les tenir, car la famille demande de plus en plus d’argent.
Elles ne se sentent pas victimes, car leurs souffrances ne sont que la conséquence de leur choix d’aider leur famille restée au pays. Elles ont une relation ambiguë envers la madame qui est leur proxénète. Elle les a aidées à réaliser leur rêve de partir en Europe, leur procure un logement, même si c’est à prix d’or, les guide dans leur demande d’asile que la plupart ne recevra jamais, leur procure une place pour faire leur travail et leur permet d’envoyer une petite quantité d’argent à leur famille… Elles ont peur de ne pas accomplir le contrat et que le ‘djoudjou’ se tourne contre elles. Mais elles ne voient pas que la madame n’accomplit pas sa part de contrat, car elles sont « sans papiers ». Pire encore, la madame a ses espions parmi les filles, ce qui crée une atmosphère de méfiance entre elles.
Elles veulent toutes rester en France, mais elles ne parlent pas le français et ne l’apprennent pas, même si on leur offre des cours gratuits. Elles sont isolées et ne connaissent de France que leurs clients et le métro. Elles pensent que la prostitution est la seule alternative pour rester en Europe. Elles rêvent du jour où elles finiront de payer la dette et trouveront un époux, si possible français ! Tout cela rend très difficile la sortie de cette situation où elles vivent dans l’esclavage jusqu’à qu’elles paient toute la dette à la madame.
Notre rôle pendant les visites-formation est d’être là pour elles, sans rien demander, de nous intéresser à elles, de les respecter. Elles perçoivent cela, surtout à un moment de leur vie où elles se sentent exploitées par les clients, par les madames et qu’elles se méfient même de leurs compagnes. Le fait de nous voir régulièrement leur permet de créer une relation de confiance et les aidera le jour où elles le décideront, d’être capables de verbaliser leur situation, soit pour se confier, soit pour faire un pas en vue de sortir de leur situation présente.
Soeur Begoña Iñarra, Paris