Ce matin encore dans ma prière j’entendais : « Avance au large… »
J’avais envie de réagir : « C’est déraisonnable ce que tu me demandes Seigneur, j’ai 81 ans ! ».
Bizarre comme cela ressemble à une histoire lointaine. C’était en septembre 1869. Bientôt 150 ans ! Huit jeunes bretonnes arrivaient à Alger. Elles avaient entendu un appel de Mgr Lavigerie transmis par l’Abbé Le Mauff : « Ramenez-moi au moins quatre postulantes, jeunes, vaillantes, prêtes à tout et capables d’être les quatre pierres angulaires de leur congrégation. »
Dans leur cœur, elles avaient entendu : « Avance au large… »
Elles ont quitté famille, maison, village, pays, projets, pour aller en Afrique, aimer comme Jésus. Aimer des inconnus, des étrangers qui sont devenus des frères, des sœurs, des enfants, des pères, des mères. Aimer les Africains en travaillant avec eux et pour eux. A leur suite de nombreuses jeunes de tous pays ont vécu et vivent ce défi de l’amour. Elles ont pour nom : Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique.
Il y a 60 ans que j’ai entendu dans mon cœur : « Veux-tu aller partager au loin tout l’amour et la joie que tu as reçu dans ta famille, dans ton pays. ». Et je suis partie vers des étrangers, vers l’inconnu. Le Dieu-Amour qui s’était rendu visible à mes yeux à travers la vie de mes parents, de ma grande famille, éveillait en moi des horizons nouveaux. Il m’invitait tout simplement à vivre de sa vie, à montrer son amour à tous ceux vers qui il m’envoyait. Et jour après jour, j’ai découvert que c’était bien là mon chemin de bonheur. Ce chemin continue ici à Eureka, dans le banal quotidien.
Bientôt trois mois que je vis dans un home -une Maison de retraite- appelé d’un nom étonnant : Campus Eureka. Cela donne comme l’illusion d’être dans un Campus universitaire ! Plusieurs personnes me trouvent trop bien physiquement, peut-être aussi mentalement pour aller dans un home. A leurs questionnements, je réponds : « Pour moi, le temps est venu.
Un appel intérieur à lâcher.
Lâcher quoi ? Le « faire » d’une vie missionnaire bien remplie, pour laisser grandir l’être ». On peut faire cela partout, sans entrer dans un home…oui, c’est vrai. Mais pour moi l’appel intérieur était confirmé par des événements extérieurs. De tout cœur, j’ai dit « oui ». Lâcher c’est un fameux travail, un vouloir de chaque instant. Décider de lâcher soi-même est plus facile que lorsque cela est imposé de l’extérieur.
Dans notre Campus Eureka, que de noms à retenir, de visages à découvrir, ceux des soignants, des résidents, alors que ma mémoire est en perte de vitesse. Que de souffrances à écouter, à ré-écouter, parfois toujours les mêmes, jour après jour, alors que je ne suis pas spécialiste dans le domaine de l’écoute. Que de misères à côtoyer, quand on n’a aucun attrait, ni aucune expérience du milieu hospitalier. Pas facile d’aimer quand rien n’attire, et qu’il faut aller au-delà des apparences.
Oui, un espace immense s’ouvre devant moi, des horizons nouveaux, des possibles inouïs auxquels je n’avais jamais pensé. Petit à petit, soignants et résidents trouvent place dans mon cœur et ma prière. Comme tant d’autres tout au long de ma vie missionnaire en Afrique.
Soeur Patricia Massart, communauté d’Eureka, Bruxelles, Belgique